Cet album est la reprise d'une ancienne publication de 1987 chez Flammarion intitulée Une promenade au parc (collection des albums Duculot). C'est sans conteste l'un des meilleurs ouvrages d'Anthony Browne, spécialiste des albums pour enfants emplis de références culturelles et de riches détails. Cette histoire pourtant extrêmement simple captive les lecteurs (petits et grands) par ses multiples dimensions, et ne se cantonne pas à un seul niveau de lecture. On peut passer énormément de temps à tenter de retrouver tous les clins d'œil que l'auteur y a dissimulé, pour notre plus grand plaisir.

Ce sont des scènes de la vie quotidienne, des moments privilégiés que nous avons tous connus un jour ou l'autre et dont nous gardons précieusement le souvenir. Rien d'exceptionnel : une simple promenade au parc comme on en fait souvent, une journée ordinaire, une rencontre. Mais à travers les yeux des enfants, tout se transforme : cela devient un voyage extraordinaire, une aventure fantastique.

L'intrigue :

Cet album nous parle de rencontres : un père emmène sa fille au parc et croise par hasard une mère accompagnée de son fils. Ils ne se connaissent pas et ne sont pas du même monde : le premier est un ouvrier au chômage, pauvre mais chaleureux, qui cherche du travail tout en veillant au bien-être de sa fille. La deuxième est une aristocrate qui emploie le pluriel de majesté et semble davantage concernée par le bonheur de son chien que par celui de son fils.

Tout les oppose, et chacun se montre plutôt réticent à l'égard de l'autre, sentant bien qu'il est impossible de franchir le fossé qui les sépare. La différence est trop importante, et ils sont tous les deux mal à l'aise. Ils ne se parlent pas, c'est à peine s'ils se regardent. Pourtant, cela ne les empêche pas de remarquer la présence de l'autre et de le juger, arbitrairement et intérieurement.

C'est du côté des enfants que le dialogue se noue : ils commencent par s'observer à distance, prudemment, puis se rapprochent peu à peu sans s'occuper des préjugés. Ils finissent par jouer ensemble le plus naturellement du monde, comme s'ils se connaissaient depuis toujours, avec cette insouciance et cette simplicité propres à leur âge. Ils passent un moment très agréable avant d'être rappelés à l'ordre par leurs parents et de devoir se séparer, rentrant chacun chez soi.

Mon avis :

Bien sûr, tout cela n'est pas autant développé dans le texte et se déroule sur quelques pages. L'album n'est pas centré sur l'action proprement dite : on ne le lit pas pour trouver du suspense et des rebondissements. Ce n'est pas l'intérêt principal de l'ouvrage ; ses qualités sont ailleurs.

La grande originalité du livre réside dans les différents points de vue. En effet, on emprunte successivement la voix de chacun des quatre protagonistes pour rejouer une même scène avec des éclairages variés. On se rend compte que les personnages n'ont pas retenu la même chose de cette promenade, et qu'ils ne nous la racontent pas de la même façon. Chacun est défini par son âge, son sexe, sa condition sociale et son caractère, et voit donc les choses à sa manière. (La typographie elle-même change d'une voix à l'autre).

Outre la manière de parler et la personnalité des héros, ce sont les événements eux-mêmes qui diffèrent : l'un a pu se focaliser plus particulièrement sur tel ou tel événement (la glissade en toboggan ou la fleur offerte), en passant sous silence quelque chose qui avait cependant de l'importance pour l'autre. Ce n'est qu'en réunissant les quatre récits que l'on obtient un tableau complet et détaillé de l'histoire.

Le texte est simple et direct : des phrases courtes et compréhensibles permettent aux enfants de suivre l'histoire très facilement (hormis pour la première voix, celle de la femme aisée, qui utilise un langage plus soutenu). Les illustrations sont surprenantes et surréalistes : outre la représentation des personnages sous forme de singes (gorilles et chimpanzés), on note de nombreuses références à Magritte et à d'autres univers culturels (King Kong, Mary Poppins, le Père Noël et la Joconde font leur apparition).

Bien sûr, un jeune lecteur n'aura pas les clés nécessaires pour décoder tous ces clins d'œil, mais il se rendra compte inconsciemment de la richesse et de la profondeur des images. De plus, les parents peuvent évidemment accompagner les enfants dans leur lecture et éclairer certains aspects difficiles.

Quelques citations :

Première voix (la femme riche) :
"C'était l'heure d'emmener Victoria, notre labrador de pure race, et Charles, notre  fils, faire une promenade matinale."

Deuxième voix (l'ouvrier) :
"Je me suis installé sur un banc et j'ai consulté les offres d'emploi. Je sais que c'est une perte de temps, mais on a tous besoin d'un petit fond d'espoir, non ?"

Troisième voix (le petit garçon) :
"J'étais une fois de plus tout seul dans ma chambre. Je m'ennuyais, comme d'habitude. Puis Maman a dit que c'était l'heure de la promenade."

Quatrième voix (la fillette) :
"Il est allé droit vers une magnifique chienne et a reniflé son derrière (il fait toujours ça). Bien sûr, elle s'en fichait, la chienne, mais sa maîtresse était hyper fâchée, la pauvre pomme."

En conclusion, c'est une lecture qui sera bénéfique à tout le monde et qui s'adresse à tous les publics, nous plongeant avec délices dans un univers fantasque et décalé. Même après une heure d'analyse poussée et plusieurs relectures successives, vous pouvez être sûrs d'avoir manqué certains détails bien cachés ; alors je vous conseille de retourner le livre dans tous les sens pour ne rien rater !

(Pour en savoir plus, voir ces documents sur le site de l'académie de Clermont-Ferrand).